Retrouvez chaque mois la Chronique de Rachel Silvera sur le site d’Alterrnatives Economiques et sur son site https://www.rachelsilvera.org/. Ce mois-ci, elle la consacre à l’élection de Sophie Binet comme secrétaire générale de la CGT, avancée pour l’égalité dans les syndicats qui « ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt ».

Sophie Binet est la première femme élue à la tête de la plus ancienne confédération syndicale, la CGT. Elle ne doit pas être « l’arbre qui cache la forêt des inégalités », comme elle aime à le rappeler. Elle est toutefois à elle seule un symbole fort : il s’agit d’une femme syndicaliste et féministe, qui au sein de la CGT a renforcé le « collectif Femmes-Mixité », instance chargée des questions d’égalité (au travail, dans la vie et au sein même de l’organisation syndicale) et de faire de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles un combat, là encore dans et hors de la CGT. Elle a par exemple initié, avec d’autres organisations syndicales et des associations féministes, la grève féministe du #8mars15h40, heure à laquelle les femmes cessent d’être payées puisqu’elles gagnent un quart en moins.

Elle s’intéresse aussi aux questions des violences sexistes et sexuelles dans le cadre du travail, en pointant la responsabilité des employeurs. C’est elle qui a représenté en 2019 les salarié·e·s français·e·s dans le cadre de la négociation de la convention numéro 190 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les violences.

C’est aussi l’une de celles qui a très vite montré à quel point la réforme des retraites de l’hiver 2022 auraient des conséquences négatives notamment pour les femmes, alors que lors des mobilisations plus anciennes contre les réformes de retraite successives, les effets en termes d’inégalités femmes-hommes étaient peu abordés par les syndicats.

Elle porte enfin l’enjeu de l’égalité à l’intérieur de son syndicat et contribue en 2015 à la publication du premier « rapport de situation comparée » des femmes et des hommes de la CGT, présenté depuis annuellement à la direction confédérale (voir tableau). Car même si la place des femmes dans les organisations syndicales n’est pas le seul levier pour faire avancer l’égalité, il est indispensable. Or, on est encore loin d’une véritable féminisation des directions syndicales, malgré des avancées ici et là.

Tout d’abord, il n’y a eu que peu de femmes secrétaires générales : on peut citer bien-sûr Nicole Notat (secrétaire générale de la CFDT de 1992 à 2002) ou Carole Couvert (présidente de la CFE-CGC de 2013 à 2016) mais seul le syndicat Solidaires a toujours eu à sa tête une femme co-déléguée (Murielle Guibert actuellement). Au-delà, qu’en est-il des autres lieux de décision syndicaux ?

Quelle place pour les femmes dans les organisations syndicales ?

Le tableau ci-joint reprend les données les plus récentes, collectées auprès de chaque confédération 1. La parité est appliquée dans les deux principales instances de direction de la CGT depuis 1999. Et la CFDT, qui avait introduit dès les années 1980 des quotas (autour de 30 %), a désormais intégré aussi la parité à la tête de sa Commission exécutive (le « bureau journalier ») et depuis peu à son bureau exécutif. Solidaires va même au-delà, puisque son secrétariat est féminisé à 58 %.

Mais en dehors de cela et pour toutes les organisations, dès que l’on quitte le niveau confédéral, cette part décline. Peu de femmes sont secrétaires générales de fédérations, y compris dans les structures les plus féminisées 2. Même dans les organisations territoriales (unions départementales ou régionales) qui sont interprofessionnelles, la part des femmes n’atteint pas le tiers des secrétaires généraux.

Du coup, les femmes sont encore peu nombreuses au sein des comités nationaux (« le parlement », organe de décision réellement représentatif d’une organisation), sauf à la CFDT et à FSU. Or, ce sont les véritables lieux stratégiques où s’élaborent les revendications et les actions syndicales. L’histoire et la culture de certaines structures syndicales, largement autonomes, marquent encore une certaine hostilité à l’idée de parité ou même de « juste représentativité » des femmes…

Syndicats : moins de femmes dès que l’on quitte le niveau confédéral

Place des femmes dans les principales organisations syndicales 2022-2023 en %

* Équipe de direction journalière

** Équipe de direction élargie à une cinquantaine de membres

*** Assemblée comprenant tous les secrétaires généraux des organisations

Source : Données recueillies par Rachel Silvera auprès des confédérations (avril 2023)

Comment expliquer un tel retard ?

Les freins évoqués pour expliquer cette difficulté à faire vivre une représentation équilibrée des femmes dans toutes les structures syndicales, et plus généralement à développer une politique en faveur de l’égalité en interne, sont multiples.

Il y a pour une part l’histoire des implantations syndicales : ceci joue encore fortement dans un syndicat comme la CGT (et en partie à la CFE-CGC qui représente les cadres), avec un déficit de féminisation à la base du fait du poids des « bastions masculins dans l’industrie » (métallurgie, transports, chimie, énergie…) et d’une moindre implantation dans les secteurs de services féminisés (commerce, éducation…). C’est l’inverse pour la CFDT et FSU, avec une implantation plus forte dans les secteurs féminisés.

La nature des emplois occupées par de nombreuses femmes rend aussi difficile leur accès aux responsabilités : temps partiels, contrats précaires, surreprésentation dans des PME aux droits syndicaux limités, ou encore salariées isolées comme dans l’aide à domicile.

Mais c’est plutôt du côté du mode de fonctionnement et d’organisation interne des syndicats que l’on trouve les vraies explications : « les processus de sélection–détection des futurs dirigeants, les normes et représentations attachés à la définition du bon militant contribuent à disqualifier la participation active des femmes »3. Cette question traverse toutes les organisations syndicales, où le « modèle viril du militant » est encore prégnant. Enfin, les difficultés à articuler les trois temps de la vie de nombreuses syndicalistes (temps professionnel, temps syndical et temps familial ou personnel) se posent depuis longtemps 4.

Quels leviers d’action ?

Face à ces freins, des leviers d’action sont mis en œuvre dans la plupart des confédérations syndicales. Selon Murielle Guilbert, co-déléguée de Solidaires : « le volontarisme sur le sujet ne suffit pas. L’évolution franchira un cap lorsque la question de la participation des femmes à tous les niveaux sera investie collectivement (en termes de prise en compte des contraintes particulières des femmes, en termes de formation de l’ensemble des militant·e·s), traduite en règles et vue comme étant une nécessité positive ! » (Libération, 8 mars 2023).

Même si on en est encore loin, il y a des outils pour favoriser la place des femmes dans les structures syndicales, comme des formations et des guides sur l’égalité, ou même des sites dédiés (par exemple www.egalite-professionnelle.cgt.fr). Des mesures pour modifier le fonctionnement interne des organisations sont prises comme l’aménagement des horaires de réunion, la mise en place d’aide à l’accueil des enfants lors de congrès ou de formations, des réflexions sur la prise de parole dans les réunions… ou encore l’accompagnement à la prise de responsabilités de toutes et tous les syndiqué·e·s.

Enfin, dans le contexte de #metoo, des attitudes sexistes, voire des cas de violences sexistes ou sexuelles, sont de plus en plus dénoncés en interne dans les organisations syndicales. La mise en place d’une cellule de veille contre les violences sexistes et sexuelles à la CGT, et dans d’autres organisations syndicales, ainsi que l’adoption d’un « cadre commun d’action » témoignent d’une volonté de ne pas passer sous silence de telles situations et d’accompagner les organisations dans ce combat.

Enfin, l’égalité au travail et dans la vie doit être systématiquement intégrée aux stratégies syndicales, comme aujourd’hui où la réforme des retraites est effectivement dénoncée comme injuste pour les femmes. Reste que pour avancer véritablement sur tous ces enjeux, c’est la culture syndicale elle-même qui doit être interrogée. Un travail de longue haleine !

Gageons que ces dispositions permettront aux femmes de trouver toute leur place dans les syndicats, mais que surtout, les questions d’égalité et de lutte contre les violences sexistes et sexuelles seront effectivement portées collectivement, par toutes et tous, au sein des mouvements syndicaux.

Rachel Silvera Via Alternatives Economiques

Rachel Silvera est économiste, maîtresse de conférence à l’Université Paris – Nanterre, chercheuse associée au CERLIS (Université Paris-Descartes), co-directrice du MAGE (groupe de recherche Marché du travail et Genre) ; spécialiste des questions d’égalité professionnelle en matière de salaires, de temps de travail et d’articulation des temps, d’emploi et de relations professionnelles.

  • 1.Ces données doivent être utilisées avec précaution, car elles sont calculées par les confédérations elles-mêmes et non validées par une source indépendante.
  • 2.A l’exception de la CFTC où la part des femmes secrétaires de fédérations serait passée de 14 à 40 % en quelques années
  • 3.Guillaume Cécile, Syndiquées. Défendre les intérêts des femmes au travail, 2018, Les presses de Sciences Po.
  • 4.Quentrec Yannick, Rieu Annie, Femmes : engagements publics et vie privée, 2003, Syllepse.