Cet ouvrage collectif paru aux éditions Syllepse sous la direction de Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic et Rachel Silvera (2021) a fait l’objet d’un amphi du Mage (Marché du travail et genre) le 25 Mars dernier en présence de nombreuses contributrices. Retrouvez ci-dessous un entretien avec Rachel Silvera, économiste féministe autour de cet ouvrage inédit et passionnant.
Pour commander le livre (20 euros) sur le site de Syllepse https://www.syllepse.net/le-genre-au-travail-_r_46_i_823.html
Quelle intention derrière ce titre ?
C’est à la fois se demander : « qu’est-ce que le genre fait au travail ? » et aussi « qu’est-ce que le travail fait au genre ?». Rappelons que sur 29,6 millions de personnes actives en France, plus de 14 millions sont des femmes et les inégalités sont toujours aussi présentes. On a voulu comme l’indique le sous-titre : « Recherches féministes et luttes de femmes », faire dialoguer des chercheuses de toutes générations, et de disciplines différentes avec des syndicalistes et des militantes d’associations féministes qui s’intéressent au travail, dans toute leur diversité. C’est d’ailleurs l’ADN du Mage. Ici, chercheuses et militantes reviennent sur ces luttes et interrogent les effets des politiques d’égalité professionnelle, les enjeux genrés de l’espace numérique ou encore les conséquences professionnelles des violences conjugales.
Les luttes de femmes ont-elles toujours existé ?
Les media notamment ont été surpris du rôle des femmes dans les luttes comme récemment avec les gilets jaunes. Mais dans les luttes, il y a toujours eu des femmes et même des luttes de femmes. On montre l’importance dans les années 60 et 70, des groupes femmes en entreprise (Banques et assurances, chèques postaux, Renault) qui au-delà des enjeux « notre corps nous appartient » se posaient la question des horaires et conditions de travail. Dans les grands moments de luttes, elles ont participé et elles ont poussé les syndicats à avoir un regard sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Certaines ont d’ailleurs renforcé les rangs des syndicats. Mais depuis, les associations de femmes ont du mal à parler du travail et à franchir la porte des entreprises. Le CNDF (Collectif national des droits des femmes) a renoué avec cette idée de penser le travail mais en restant à la porte des entreprises. Il n’y a que l’AVFT (Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail) qui a passé la porte.La décennie 2010 a été celle du renouveau des luttes sociales et écologistes, où les femmes ont fait entendre leurs voix. Au sein du « printemps arabe », des « gilets jaunes », contre les fermetures d’usines, qu’elles travaillent dans les services publics ou privés (maisons de retraite, hôpitaux, écoles, commerce, nettoyage…), toutes se sont mobilisées pour dénoncer leurs conditions de travail, de salaire et d’emploi ou la réforme des retraites avec les Grandes Gagnantes. Aujourd’hui, les Rosies ont redonné toute sa place au travail dans le féminisme.
La revalorisation des emplois féminisés : Le nouvel enjeu de lutte ?
Il aura fallu la crise Covid pour rendre visibles la présence des femmes dans les métiers essentiels, la pénibilité et le manque de valorisation de leurs emplois. Même si en temps de crise, penser l’égalité est difficile au nom de « l’effort de guerre » y compris au sein de syndicats. Dans la partie historique du livre, on parle beaucoup des ouvrières mais aujourd’hui 88% des femmes salariées et des mobilisations sont dans les services et plus particulièrement dans ceux du soin et du lien aux autres. Pour ma part, j’ai effectué des comparaisons, à l’appui de données chiffrées de l’APHP, entre infirmières / techniciens. Malgré l’obtention de la catégorie A, une infirmière en fin de carrière gagne moins qu’un technicien toujours en catégorie B (primes comprises). J’ai également fait des comparaisons sages-femmes / ingénieurs et aides-soignantes / ouvriers. Aujourd’hui, une aide-soignante avec un diplôme niveau Bac est en catégorie C, c’est un vrai scandale ! C’est pourquoi, ous avons lancé avec Séverine Lemière une tribune publiée dans le Monde, il y a juste un an, pour la revalorisation des emplois féminisés, à l’heure du covid.Dans l’amphi du Mage du 25 mars, Ana Azaria (Femmes Egalité) relève que nous avons tous et toutes besoin de soin et de lien tout au long de notre vie. La qualité du service rendu est un enjeu important à l’image du témoignage poignant de Barbara Filhol sur les EHPAD, lieux de « non-traitance » ou encore avec la récente mobilisation « Pas de bébés à la consigne ».C’est tout l’enjeu de la campagne CGT « investir le secteur du soin et du lien, revaloriser les emplois à prédominance féminine ».
http://mage.recherche.parisdescartes.fr/wp-content/uploads/sites/17/2020/04/TribuneLeMonde18.4.20.pdfhttps://www.egalite-professionnelle.cgt.fr/webinaire-1er-avril-investir-dans-le-secteur-des-soins-et-des-liens-revaloriser-les-metiers-a-predominance-feminine/
A qui profite l’égalité professionnelle ?
Sophie Pochic a fait une enquête précise sur les accords qui sont bien souvent des coquilles vides. Quand il y a des actions précises, elles sont souvent destinées aux cadres supérieures (mentorat, coaching, détection de hauts potentiels et réseaux de femmes). On peut parler d’égalité « élitiste ». S’il y a une avancée en entreprise, elle ne s’adresse pas à toutes les salariées. Que fait d’ailleurs dans l’index égalité salarial critiqué par la CGT, le 5ème indicateur ? Ce n’est pas parce qu’on aura 4 femmes dans les hautes rémunérations que le problème sera réglé ! Bien-sûr, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain, toute avancée est bonne à prendre, mais je ne crois pas à la théorie du ruissellement. C’est l’arbre qui cache la forêt des inégalités ! Et pendant ce temps que fait-on des bas salaires, de la revalorisation des métiers féminisés, des problèmes de précarité, de temps partiels… Pourquoi pas d’autres formes de pénalités ?
Pourquoi les femmes ne sont pas dans le numérique ?
Isabelle Collet revient sur les années 80 où les filles étaient nombreuses dans ces filières de l’informatique et petit à petit elles ont raté le virage numérique. Avec l’explosion du numérique, c’est devenu un secteur beaucoup plus porteur et innovant, très bien payé avec des start-up. Les hommes s’y sont précipités et les filles ont été écartées. C’est un univers d’hommes guerriers notamment à travers le langage geek et les jeux vidéos. Il y a beaucoup de stéréotypes dans ce secteur. Mais il y a des expériences innovantes pour remettre les femmes sur le devant de la scène. J’en profite pour rappeler que ce n’est pas parce qu’un secteur se féminise qu’il se dévalorise, c’est vraiment l’inverse. C’est parce que des secteurs sont délaissés par des hommes lorsqu’ils se dévalorisent (comme les « instituteurs »), que l’on fait la place aux femmes.
Le cyber féminisme est-il une 3ème vague du féminisme ?
L’article de Josiane Jouët est passionnant. Les réseaux sociaux sont de nouveaux outils du féminisme. Osez le féminisme !, les syndicats, tout le monde est obligé d’en passer par les réseaux sociaux. Il n’y’a pas de mobilisation sans les réseaux sociaux. Je mettrais un bémol pour ne pas en rester là : il y a un risque que le buzz fasse pschitt ! L’exemple pris par Caroline De Haas sur #SosEgapro met en avant qu’il faut à la fois, une histoire à raconter, une alliance entre l’expertise et la com et une com de masse. Aujourd’hui, avec NousToutes on sent une lame de fond sur les violences.
Les violences conjugales passent-elles la porte de l’entreprise ?
Séverine Lemière a mené des enquêtes avec des entreprises comme à EDF avec un questionnaire auprès des salariées pour voir si les violences conjugales sont un sujet et quelle réponse dans l’entreprise. Sophie Binet explique à quel point le lien entre les violences conjugales et le travail est un impensé en entreprise avec les enjeux importants de la ratification ambitieuse de la convention de l’Organisation Internationale du Travail contre la violence et le harcèlement dans le monde du travail. Dans l’enquête belge, on voit qu’une large majorité des travailleuses (98%) a indiqué que les violences conjugales affectaient les victimes, les auteurs, les collègues et le lieu de travail dans son ensemble. 64% ont estimé qu’un soutien sur le lieu de travail serait pertinent. On voit aussi à travers le texte d’Iman Karzabi que l’accès à l’emploi des femmes victimes de violences est un enjeu récent des politiques publiques en France. En effet, les violences sont des freins importants pour l’accès à un emploi et également, quand les femmes n’ont pas d’emploi, elles sont fragilisées et n’ont pas le travail comme lieu refuge.
Rachel Silvera, économiste féministe, maîtresse de conférences à l’Université Paris-Nanterre. Depuis 2016, elle est l’une des directrices du réseau de recherche Mage (Marché du travail et genre), premier réseau de recherches dédié au travail et au genre, créé en 1995, dont elle est l’une des fondatrices. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Travail, Genre et Société et du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes en tant que personnalité qualifiée, depuis 2013. C’est une des spécialistes françaises des questions d’égalité professionnelle en matière de salaires, de temps de travail et d’articulation des temps, d’emploi et de relations professionnelles.
Pour aller plus loin : Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires, Par Rachel Silvera, La Découverte, 2014, Retrouvez chaque mois sa Chronique dans le journal Alternatives économiques sur www.rachelsilvera.org
Le réseau de recherche pluridisciplinaire et international Mage (Marché du travail et Genre) regroupe, depuis 1995, des chercheuses et chercheurs autour des questions de genre et travail. Son objectif est de diffuser ces savoirs au monde universitaire mais aussi à l’ensemble des acteurs et actrices de l’égalité.