Le 4 août 2022, Margaret est décédée. Quelle perte ! C’était une femme hors pair, mêlant exigences scientifiques, humour et convivialité en permanence. Impossible de concevoir un colloque ou un ouvrage sans déjeuner ensemble et sans trinquer !

De Margaret Maruani, je garde d’abord la force et l’originalité de ses convictions. Je l’ai connue en 1995, pour le lancement du Mage (Marché du travail et genre) auquel elle m’a conviée en tant qu’économiste du travail.

Rappelons que le Mage est le premier groupement de recherche sur le genre au CNRS qui, d’emblée, a fédéré des chercheuses de disciplines différentes (sociologie, économie, histoire, sciences politiques, etc.). Ce groupement est devenu en 2011 un réseau de recherche international et pluridisciplinaire rassemblant 30 universités et centres de recherche dans treize pays.

Le pari du Mage était de « situer les questions du genre au centre des réflexions sur le travail et de mettre le travail au cœur des réflexions sur le genre », comme Margaret le rappelle dans un entretien retraçant son parcours – ô combien vibrant aujourd’hui – rédigé par Jacqueline Laufer et Hyacinthe Ravet en 20211. Au départ, il n’était pas question de s’afficher comme féministe, car ce terme faisait peur dans les milieux universitaires de l’époque, même si elle a toujours affirmé qu’elle était « féministe de naissance » et « de conviction ».

Son apport est immense, car elle a su donner aux inégalités de genre – terme alors encore peu usité en France – toute leur place et légitimité dans la recherche. Analyser le travail et l’emploi des femmes, dénoncer les inégalités qu’elles subissent, ce n’était pas une position idéologique, mais bien un sujet à part entière de la sociologie du travail qui était jusqu’alors totalement aveugle au genre et centrée sur les ouvriers.

Margaret a été à ce titre l’une des pionnières des « études de genre » françaises. Sans elle, nous n’aurions pas pu comprendre les mécanismes du marché du travail et du chômage, la production et la reproduction des inégalités sociales dans leur totalité.

Mais sa marque de fabrique est aussi d’avoir mis en avant la sphère du travail dans la construction de ces inégalités de genre, en relativisant le rôle de la famille ou de l’école. Elle n’a d’ailleurs jamais dissocié inégalités sociales et de genre, en accordant une place importante aux luttes de femmes et aux ouvrières, comme en témoigne son premier ouvrage, issu de sa thèse en 1979 : Les syndicats à l’épreuve du féminisme (éditions Syros).

Oui aujourd’hui, elle est, sans conteste, l’une des premières sociologues féministes françaises, elle figure d’ailleurs dans le Dictionnaire des féministes2.

Elle a ensuite fondé la revue Travail, genre et Sociétés en 1999, à laquelle j’ai eu aussi le plaisir de participer, et qui est marquée par les mêmes ambitions : diffuser et rendre accessible des travaux de recherche sur le genre et le travail (travail au sens large : professionnel, bénévole, domestique, du corps, chômage, etc.), en France et ailleurs, dans les principales disciplines des sciences sociales, et donner aussi la parole à des jeunes chercheur·es.

Temps partiel, métiers sexués, statistiques tronquées…

Parmi ses très nombreux travaux et ses très riches publications, je retiens quelques idées fortes qui m’ont beaucoup inspirée.

Tout d’abord son analyse du temps partiel : dès les années 1980 et l’essor de ce phénomène en France, elle a souligné, chiffres et enquêtes de terrain à l’appui, à quel point cette forme d’emploi était synonyme de précarité et de sous-emploi pour les femmes. Je repense souvent à l’exemple qu’elle cite de cette entreprise qui, face à un problème de « sureffectif », propose aux seules femmes salariées « le mi-temps ou la porte », démontrant ainsi comment le temps partiel est avant tout un mode d’emploi et pas seulement un aménagement horaire.

Le second exemple qui m’a beaucoup marqué porte sur la distinction entre les « métiers d’hommes et les emplois de femmes », y compris pour un travail de valeur égale : en suivant une grève dans un quotidien régional, elle démontre, avec Chantal Nicole, comment se construisent les différences entre le travail des correcteurs (hommes) et celui des clavistes (femmes), « entre la professionnalité des uns et la déqualification des autres ».

Enfin, son travail avec Monique Meron sur Un siècle de travail des femmes (La Découverte, 2013) est essentiel pour comprendre à quel point les statistiques sont politiques. Elles ont démontré comment « sur les femmes, pèse toujours le soupçon implicite d’inactivité : une paysanne dans un champ, travaille-t-elle ou regarde-t-elle le paysage ? Une ouvrière licenciée, est-ce une chômeuse ou une « femme qui rentre au foyer » ? »3 Elles ont ainsi repéré comment les recensements de la population ont occulté toute une partie de l’emploi des femmes, notamment des agricultrices, masquant ainsi leur rôle incontournable et permanent.

Rappelons aussi l’immense talent d’écriture de Margaret, qui a toujours eu le sens des mots forts et des titres brillants. Je repense notamment au Temps des chemises. La grève qu’elles gardent au cœur (avec Anni Borzeix, Syros, 1982) ou Au labeur des dames, (avec Chantal Nicole, Syros, 1989). Je repense aussi au titre qu’elle m’a soufflé à propos de mes premiers travaux sur les inégalités salariales où je critiquais les approches strictement économétriques : Le salaire des femmes, « toutes choses inégales par ailleurs » (La documentation française, 1996). La revue Travail, genre et sociétés porte la marque de son souci du titre qui vise juste et de son acuité pour faire les choix de thèmes pertinents.

Outre ses apports scientifiques, Margaret a été une formidable organisatrice et fédératrice. Elle n’a jamais cessé de diffuser et partager ses travaux et ceux des autres chercheur·es sur le genre, d’organiser un nombre considérable de colloques et anniversaires, dont il reste une trace écrite à travers ces nombreux ouvrages collectifs dont elle était à l’initiative.

Comme le rappelle l’équipe du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa), dont elle fut membre : « Margaret Maruani a été une passeuse travaillant sans relâche à la circulation des savoirs entre disciplines, entre pays et entre générations. » C’est elle qui a eu l’idée de ces Amphis du Mage, que j’ai le grand plaisir d’animer depuis 2015. Chaque rendez-vous est festif, riche et très animé. Elle a su s’adresser au-delà du monde académique des chercheur·es et étudiant·es, et ouvrir ces débats aux associations féministes, mais aussi aux syndicats, aux élu·es ou aux représentant·es d’institutions.

Je me sens l’héritière de cette démarche que je tente de perpétuer au sein du Mage, dont j’assure désormais la direction avec Nathalie Lapeyre et Delphine Serre. Pour que les travaux et l’esprit de Margaret se poursuivent auprès des plus jeunes générations.

Rachel Silvera Maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre @AlternativesEconomiques