Reykjavik. Février 2018. En Islande, les entreprises doivent depuis le 1er janvier démontrer, certification à l’appui, qu’elles ne discriminent pas les femmes, sous peine de pénalités. Reportage.

Pardon pour le cliché, mais l’Islande est terre de contrastes. Glissons sur  l’image de rues enneigées exhalant l’odeur du soufre des volcans, pour croquer l’essentiel : dotée d’un étonnant musée national du phallus, Reykjavik s’enorgueillit avec humour d’être tout à la fois capitale autoproclamée du pénis et… celle d’un pays pionnier en matière d’égalité femmes hommes. Depuis le 1er janvier, une loi exige en effet des entreprises de plus de 25 salariés de prouver qu’elles payent autant femmes et hommes à poste égal. La mesure concerne 147 000 salariés, les petites entreprises devant embrayer fin 2021.  « L’histoire a démontré que si nous voulons le progrès, il faut l’imposer », martelait à l’automne dernier, Porsteinn Viglundsson. Le ministre (centre droit) du travail,  ex membre du patronat local a pris ses anciens « camarades » à rebrousse-poil en proposant de rendre obligatoire, ce qui au départ, avait été conçu comme une expérimentation facultative et dont l’idée a  germé lors de négociations collectives entre syndicats et patronat dès 2008. Un ancien patron qui impose aux entreprises de combattre les disparités salariales, voilà qui n’est pas banal…

Un peuple en colère

« Le contexte politique a sans doute joué un rôle crucial dans cette décision, analyse Marianna Traustadóttir, dirigeante de la confédération islandaise du travail (ASI), en 2016,  les Islandais sont massivement descendus dans la rue pour dénoncer l’implication de certains de nos dirigeants dans le scandale des Panama Papers. Acculé, notre ancien premier ministre (Sigmundur Davíð Gunnlaugsson, NDLR) a ainsi été contraint à la démission,  le nouveau gouvernement en place après ces événements   a certainement voulu donner des gages politiques aux citoyens.  Depuis le krach bancaire de 2008, les Islandais sont un peuple toujours en colère, ne tolérant plus les injustices, les inégalités ».

En matière d’égalité salariale, le pays, peut pourtant s’enorgueillir d’être classé premier au monde, et ce depuis neuf ans, selon le forum économique mondial. Mais les écarts de rémunération entre les femmes et les hommes varient toujours entre 14 et 18%. Inacceptable pour les Islandais, d’autant que le contexte économique et social des dernières années a pu, de l’avis de Marianna Traustadóttir, contribuer à renforcer ces inégalités : « Après le krach de 2008 qui a profondément meurtri le pays, certains acquis sociaux ont été remis en cause, de façon presque insidieuse. Nous avons ainsi constaté que, pour des raisons financières, de moins en moins de pères prenaient leur congé paternité,(lire aussi zoom , ndlr). Par ailleurs, le marché du travail islandais s’est métamorphosé à l’aube des années 2000, nous avons connu des phases de migration successives venues d’Europe, des Philippines ou encore de Thaïlande. Il y a eu dans certains secteurs à prédominance féminine des phénomènes de dumping social qui ont pu tirer les salaires vers le bas ».

La charge de la preuve inversée

C’est dire si la loi en vigueur depuis le début de l’année suscite bien des espoirs. Quoi de neuf par rapport à la loi de 1961 prohibant de payer différemment hommes et femmes à poste égal ?  La charge de la preuve est inversée, une première mondiale !  Ce n’est donc plus à la salariée de prouver la discrimination, mais l’entreprise qui doit certifier, critères à l’appui (expérience dans le poste, formation…), qu’elle ne discrimine pas. Une certification est délivrée pour trois ans par un cabinet assermenté.  A défaut, une amende de 50 000 couronnes par jour  (400 euros) est applicable. Les douanes islandaises font partie des entreprises testant le dispositif depuis 2014. « Outre 10% d’écart de salaire à poste égal, l’expérimentation a révélé 30% d’écart global entre hommes et femmes. Pourquoi ? Tout simplement parce que les femmes occupent pour 80% d’entre elles des emplois de bureaux, traditionnellement moins rémunérés, alors que les hommes ont des postes plutôt techniques, de terrain ou d’inspection. C’est dire si le dispositif n’est pas seulement un simple révélateur. Il nous interpelle aussi sur la répartition traditionnelle des postes entre les hommes et les femmes. L’expérience a en outre été plutôt bien accueillie par les hommes car elle est vecteur de transparence pour tous », estime Unnur Kristjansdöttir, DRH de l’administration. « Cette certification, est vraiment un outil dont nous pouvons être fiers nous les Islandais, se réjouit la militante féministe Brynhildur Heiðar, les entreprises vont pouvoir s’en servir comme d’un véritable label qualité et je suis sûre que cela va aussi valoriser leur image auprès des consommateurs ».

Une loi votée à 80%

Tout le monde ne partage pourtant pas ce bel enthousiasme. Dans les colonnes du périodique  The Reykjavik Grapevine, le représentant du patronat (SA Business Iceland),  Hannes G. Sigurdsson, confesse, sans grande surprise, qu’il aurait préféré voir la certification garder son caractère facultatif :  « quoi qu’on en dise, le processus va représenter un coût supplémentaire pour les entreprises », objecte-t-il. Pourtant favorable au dispositif, la DRH Unnur Kristjansdöttir émet aussi quelques réserves : «  les petites entreprises, moins outillées que les plus grandes pour mettre en place ce type de projet, risquent de trouver le dispositif  complexe et chronophage  », pronostique-t-elle. Des critiques se font aussi entendre sur la façon dont l’exécutif entend déléguer la mise en œuvre du projet : « Même si je suppose qu’il ne l’a pas fait pour des raisons budgétaires, le  gouvernement aurait dû garder la maitrise totale de la certification au lieu de laisser ce juteux marché à des cabinets d’audit privés, juge pour sa part Mooney Hrafnhildur, cadre financière. Une réserve d’ailleurs déjà exprimée dans les médias islandais par la députée Halldora Mogensen, du parti pirate. « Des craintes peuvent s’exprimer sur la mise en œuvre concrète du projet, mais il faut surtout souligner qu’il n’y a pas dans le pays d’opposition frontale à cette loi qui a été votée à 80% par le Parlement. Les Islandais sont prêts à passer la vitesse supérieure », souligne Marianna Traustadóttir. La nouvelle loi suffira -t-elle à combler les écarts salariaux  entre femmes et hommes d’ici  2022 comme l’escompte l’exécutif ? « Non » ! répondent quasiment en chœur les plus ardentes supportrices du texte. « La loi ne suffira pas, tranche ainsi Mooney Hrafnhildur  Pour atteindre l’égalité réelle, il faut attaquer de façon bien plus frontale  le sexisme, juge l’énergique quadra. Je travaille dans le milieu financier, un secteur très masculin. Je n’ai aucun problème avec ca, mais je trouve ça fou de devoir dire à des collaboratrices de ne plus  porter des décolletés parce que certains hommes ne regardent que ca. Tu as déjà vu une femme se pencher en réunion pour reluquer l’entrejambe d’un homme, toi ? En Islande, nous sommes sans doute vernies par rapport au reste des femmes dans le monde, mais il nous reste quand même pas mal de choses à régler. Arrêtons de dire aux petites filles, chut sois sage, tais toi, ce qui au final donne des femmes qui ne sentent pas légitimes à demander une augmentation, et aux petits garçons, c’est bien tu es le plus fort, ce qui au passage leur met aussi pas mal la pression !  Donnons plutôt des modèles positifs à tous ces enfants. Quand j’étais petite, j’ai vu la première femme présidente élue dans notre pays, j’en ai encore des frissons, je me souviens m’être dit, moi aussi je peux faire ce que je veux et cet événement n’est sans doute pas pour rien dans ce que je suis devenu aujourd’hui». Marianna Traustadóttir, abonde. « Cette loi est une formidable avancée, un outil crucial , d’ailleurs,  d’autres pays nordiques comme la Norvège et la Suède, souhaitent s’en inspirer ! Mais si l’on veut l’égalité, il faudra aussi agir sur bien d’autres leviers ! Rendre par exemple la maternité  moins discriminante pour les femmes, et donc augmenter la durée du congé paternité obligatoire par exemple, encourager les filles à s’orienter davantage vers des métiers techniques, et revaloriser certains métiers. Pourquoi s’occuper de personnes âgées, d’enfants, comme le font tant de femmes est-il aussi peu rémunérateur ? Réparer des machines est mieux payé, cela en dit long sur notre société ! ».

Rappel sur le congé maternité et paternité :

Tous les parents ont droit à un congé de maternité/paternité. Père et mère ont des droits (cumulatifs) de trois mois après la naissance. Ils  ont en outre droit à  3 mois supplémentaires qu’ils peuvent répartir entre eux. Le droit total au congé de maternité/paternité après la naissance ou l’adoption d’un enfant est donc de neuf mois.

Zoom sur Le pays de l’égalité :

L’Islande est classée pays le plus égalitaire au monde, selon le forum économique mondial. La romancière et écologiste Katrin Jakobsdöttir est depuis le 30 novembre 2017 première ministre d’un pays qui compte 320 000  habitants. Le taux de syndicalisation est de 90%. Les femmes ont obtenu le droit de vote en 1915. Le 24 octobre 1975, 90% des femmes islandaises cessaient toute activité pour dénoncer les inégalités. L’anniversaire de cette grève est célébré depuis. En 1980, les Islandais élisaient Vigdís Finnbogadótti, leur première femme présidente. Cette mère célibataire qui fut la première femme au monde élue au suffrage universel direct à la tête d’un Etat est restée au pouvoir durant quatre mandats successifs jusqu’en 1996.

Paroles d’Islandaises

Marianna Traustadóttir, dirigeante de la confédération islandaise du travail (ASI)

« Ce projet est défendu depuis des années par les organisations syndicales, nous en sommes très fiers. Cette réussite, nous la devons à un consensus atteint avec le patronat et l’exécutif. Les Islandais sont toujours en colère après le krach de 2008 et les Panama Papers, ils exigent plus d’égalité et de justice.

Uunur Kristjansdöttir, DRH des douanes islandaises

Le dispositif que nous avons testé en projet pilote a  révélé 30% d’écart global entre les salaires des  hommes et femmes, car ces dernières occupent à 80% des emplois de bureau et les hommes plutôt des postes techniques, mieux payés, donc. Atteindre l’égalité suppose donc de revaloriser les emplois de bureau et de faciliter l’orientation des femmes vers les jobs de terrain.  Nous nous penchons sur une réflexion plus générale centrée sur l’adaptation des horaires des postes techniques aux femmes. Les postes d’inspection sont par exemple assurés en équipes de 12 heures, nous réfléchissons à réduire cette amplitude horaire à 8 heures pour les adapter aux contraintes familiales qui pèsent davantage sur les femmes ».

Brynhildur Heiðar, présidente du mouvement pour les droits des femmes islandaises

« Cette certification, c’est un outil génial mais restons vigilants et unis. Cette unité là, a été acquise lors de la grande grève des femmes de 1975, où femmes apolitiques, de droite, de gauche, communistes ont surmonté leurs clivages politiques pour dire stop toutes ensemble. Conservons cette unité, notamment avec les hommes qui vont eux aussi profiter directement de l’égalité. Trop de ménages en bavent parce les femmes sont si mal payées ! que cela soit aux Etats -Unis, en Argentine, en Pologne …

Rósa Guðrún,  Travailleuse sociale

Dans le secteur public les écarts de salaire sont de 12% environ.  Cette nouvelle loi est une excellente chose car il faut du volontarisme en la matière si l’on veut que les choses changent. L’Islande est l’un des pays les plus égalitaires, il n’y a pas de harcèlement de rue, comme ce que j’ai connu quand je vivais en France. Je m’estime donc chanceuse d’être islandaise. Pour autant, les violences sexistes sont aussi un vrai fléau dans notre pays. Je me réjouis donc de l’émergence du mouvement #metoo .

Mooney Hrafnhildur, cadre financière

Plus jeune, j’ai vécu en France. Ce qui m’a frappé ? Voir certains hommes dire à leurs compagnes comment elles devaient s’habiller et constater pas mal de femmes brillantes vivent dans l’ombre de leur mari. C’est plutôt exotique vu d’ici. Mais là où je suis tombée de ma chaise, c’est à la lecture de la tribune parue dans Le Monde sur la liberté d’importuner co-signée par Catherine Deneuve , l’une de mes actrices préférées. Je suis une femme directe et je n’hésite pas à remettre certains hommes à leur place. Pour autant, le harcèlement de rue j’ai connu ca, en France, et en Italie surtout , franchement sentir des mains qui se baladent sur ta cuisse quand tu prends le bus, c’est quelque chose que tu ne souhaites à personne !  La je me suis dit what the fuck Catherine Deneuve (rires !),

Article de  Eva Emeyriat, paru dans une version courte dans le magazine la CGT Ensemble ! n°106,  mars 2018