Le 21 janvier dernier, le gouvernement annonçait par décret la préconisation de ne plus porter de masques « artisanaux ». Ces mêmes masques artisanaux » qui ont souvent été confectionnés pendant des mois par nous, couturières bénévoles. Ces masques pour lesquels le Gouvernement lui-même nous a massivement mobilisées pour sauver des vies ces derniers mois. Nous, couturières professionnelles et amateures, sommes abattues devant une telle décision. Si nous ne contestons pas la validité de cette décision sanitaire, nous refusons d’être à nouveau ignorées. Regardez-nous bien : cette décision contribue à accentuer encore la situation dans laquelle nous nous trouvons et nous frappe d’autant plus cruellement que notre travail n’était pas rétribué lorsque nous étions encore autorisées, voire appelées à coudre.

Rappelons-nous la stupeur dans laquelle nous étions toutes et tous plongés au mois de mars 2020. Le virus est là, nous perdons nos proches, nous applaudissons les soignants à défaut de pouvoir les aider. L’Etat est compromis dans ses failles structurelles : pas de masques, pas de blouses, manque d’équipement et de médicaments. Le souffle de solidarité part alors du bas : parmi d’autres, nous, les couturières, pallions les manquements de l’Etat et nous mobilisons massivement pour équiper les personnels soignants ou infirmiers, ceux des caisses, les commerçants, les proches, les personnes fragiles… Armées de nos tissus, machines, compétences et savoir-faire nous aidons, sans compter notre investissement. Professionnelles, amateures, retraitées, intermittentes, sans-papiers, détenues, nous cousons les armures de celles et ceux sur le front.

La stupeur laisse ensuite place à l’organisation : de nombreuses entreprises, avec l’aide du gouvernement, reconvertissent leurs chaînes de production pour la confection de masques et de blouses. Il faut produire vite, beaucoup, et à moindre coût : pour cela, la nouvelle niche de bonnes volontés et de bénévoles est sollicitée par certaines de ces entreprises. Dans l’engrenage industriel, les masques sont parfois vendus à prix coûtant. Tous les maillons de la production sont payés… sauf les couturières extérieures aux entreprises, sous-traitées. Les entreprises reposent sur tous les chaînons de solidarité (économie sociale et solidaire, prisons, citoyens…) pour donner l’illusion de relancer une industrie locale piétinée depuis des années au profit de la « fast fashion » et des délocalisations. Elles proposeront par la suite des contrats d’insertion et des contrats aidés mais sans demander de qualification, car faire des masques, coudre, n’est apparemment pas un métier valorisable.

En avril 2020, viennent les mairies, régions et départements, profitant de cet élan de solidarité et de ce nouveau réseau de travail gratuit. Il faut des masques pour tout le monde, par tous les moyens, à n’importe quel prix ; 750 000 masques confectionnés par 4 000 bénévoles dans les Hauts-de-France, 80 000 masques faits par 1 000 bénévoles en Lozère, un million de masques par 30 000 bénévoles via le site « Masques solidaires ». Une course à la communication politique s’engage, où les élus sont glorifiés pour la distribution toujours plus massive de masques gratuits. Toujours rien n’est organisé pour les couturières, dont l’effort est considéré comme anecdotique : aucune rémunération ni réparation des dommages physiques et accidents mécaniques, pour avoir répondu à l’urgence nationale.

Vient enfin, la commercialisation des masques homologués par l’État et l’industrie ; ces mêmes masques que nous avons produits pendant des mois et que nous ne pouvions commercialiser faute d’homologation. L’industrie défaillante, remplacée par un artisanat inadapté, gratuit, implanté dans l’urgence et dans les gymnases, salles des fêtes, salons et cuisines, pendant les journées, weekends et vacances, a, dès qu’elle a pu, repris ses droits entiers dans l’économie de marché. Lorsque nous, couturières professionnelles, avons exprimé le besoin d’être rémunérées pour notre travail – dont nous avons besoin pour vivre – nous avons dû faire face à d’innombrables commentaires haineux, notamment sur les réseaux sociaux, par mail, voire même par sms. Cet élan de solidarité, d’effort collectif et d’espoir semblait alors s’être transformé en une vague de violences – insultées à la moindre tentative de rémunération pour ce qui est perçu comme un hobby mais qui n’est rien moins qu’un travail ; qualifiées de déserteuses si l’on n’aide pas ou plus ; ridiculisées à la moindre présentation de devis, exhortées de faire comme tout le monde, « travailler gratuitement ».

Dans l’éternisation de la crise, nous avons voulu légitimement passer d’un bénévolat salvateur à une reconnaissance professionnelle et sociale. Aussi, les conditions industrielles dans lesquelles nous avons exercé, en termes de rendements, de quantités de masques à produire parfois dans un temps limité, du non remboursement des frais engagés pour le matériel utilisé, machines à coudre, tissus, etc. ne sont tout simplement pas celles d’un bénévolat. Surtout, notre positionnement bénévole était implicitement conditionné à ce que le produit de notre travail bénéficie gratuitement aux personnes dans le besoin et ne soit pas une source de profit. En le devenant, il change forcément l’esprit de notre engagement et ouvre nécessairement à une meilleure protection.

Nous avons cristallisé dans le début de cette crise le problème structurel des métiers féminisés qui, précisément parce qu’ils reposent sur l’aide, la générosité, le soin, le « care », sont perçus comme des qualités si naturellement féminines qu’elles ne sont valorisées ni professionnellement, ni socialement, ni médiatiquement, ni économiquement. Nous sommes devenues en quelques mois à la fois invisibles et indispensables. L’évolution de la crise sanitaire et ces nouvelles recommandations nous précarisent d’autant plus et renforcent le sentiment d’avoir été exploitées, avant d’être oubliées. Cette crise a brisé une profession au profit d’une politique industrielle sans égard pour celles qui se sont mobilisées pour assurer la continuité du quotidien dans le cataclysme de la pandémie. Elle a brisé les dos et les machines de femmes artisanes, bénévoles, sous ou non payées, sous la pression sociale qui s’est exercée pendant des mois autour de leur savoir-faire sans égard pour la juste rétribution de leurs services rendus aux citoyens et au pays. Elle a brisé la confiance en elles de ces femmes qui ont connu « en même temps » l’immense utilité de leur métier et l’immense discrédit de leur travail.

Le monde de demain doit prendre en considération les abus et défaillances de cette crise et revaloriser les couturières et leur profession afin que les enjeux sexistes, sociaux, économiques et politiques qu’elles ont subis ne soient plus tus ni invisibilisés ; afin qu’elles ne soient plus un exemple de ces dysfonctionnements mais qu’elles deviennent un exemple de changement. Ainsi, nous exigeons que l’Etat prenne ses responsabilités et demandons :

  • la vente libre de tissus homologués pour la confection des masques sanitaires afin qu’elle soit accessible à tou.te.s, ainsi que des aides aux homologations pour les artisan.e.s ;
  • le dédommagement des frais engagés par les couturièr.e.s pour répondre aux besoins de la Nation pendant la crise ;
  • la conduite d’une étude en France et en Belgique, les deux seuls pays de l’UE ayant fait reposer leur manufacture nationale d’équipement médicale sur des bénévoles, pour déterminer le nombre de bénévoles impliquées, la production de masques réalisée, le nombre d’heures de travail gratuit, les conséquences physiques et psychologiques ainsi que l’économie réalisée pour la puissance publique ;
  • un renforcement du cadre juridique du bénévolat pour éviter les abus des collectivités et des entreprises qui recourent aux bénévoles au détriment de l’embauche de personnes qualifiées ;
  • l’instauration d’une conditionnalité des aides aux entreprises, notamment dites d’ESS, au respect de l’égalité femme-homme ;
  • une commission d’enquête parlementaire sur les entreprises qui ont fait appel aux bénévoles pendant la crise afin d’instaurer une plus grande transparence et conditionnalité des subventions de l’Etat et des marchés publics qui leur ont été accordés ;
  • la refonte de la grille de rémunération des artisan.e.s des métiers de la couture et leur revalorisation;
  • la reconnaissance et la valorisation des métiers de la couture et des artisan.e.s dans le patrimoine et le matrimoine ainsi que dans les formations, l’espace public et médiatique.

Le Collectif Bas les Masques
Le collectif Bas les masques a été créé le 23 avril 2020. Il rassemble les couturières et couturiers, professionnel.le.s et amateur.e.s qui ont œuvré pour fournir des masques et blouses gratuitement lors de la crise Covid. Ce collectif rassemble plus de 1500 membres et continue de lutter pour faire reconnaître et valoriser le travail des femmes couturières qui ont été exploitées pour pallier la pénurie de matériels médicaux, ainsi que revaloriser l’artisanat local qui a été dénigré.

Cette pétition est issue d’une Tribune publiée dans le Monde dont les premier·e·s signataires sont  :

Stéphane Arcas, metteur en scène ; Manon Aubry, députée européenne la France Insoumise et co-Présidente du groupe de la Gauche européenne ; Christie Bellay, présidente de l’Association Couturières de France ; Agnès Bertrand-Sanz, féministe ; Sophie Binet, pilote du collectif Femmes-mixité CGT; Damien Bouchat, UCL Belgique ; Brigitte Chabert, Association Du Côté des Femmes ; Leïla Chaibi, députée européenne, La France Insoumise ; Mahaut Chaudouët Delmas, collaboratrice parlementaire, militante féministe ; Lorenzo Chiandotto, technicien de théâtre et citoyen ; CLEF – Coordination française pour le Lobby Européen des Femmes ; Florence Degavre, socio-économiste, UCLouvain, Belgique ; Vanessa De Greef, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme, chargée de recherches FNRS à l’Université libre de Bruxelles ; Noémie De Lattre, Autrice, humoriste, comédienne ; Laetitia Doffagne, Adjointe à la Direction du Théâtre des Martyrs ( Bruxelles) ;  Frédéric Farah, économiste, enseignant à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne ; Fanny Gallot, historienne ; Aurélie Hanot, assistante parlementaire ; Séverine Lemière, enseignante-chercheuse Réseau de recherche MAGE marché du travail et genre ; Annabelle Locks, costumière, fondatrice de Bas les masques Belgique ; Valérie Lootvoet, directrice de l’Université des Femmes ; Anne-Cécile Mailfert, Présidente de la Fondation des Femmes; Dominique Méda, sociologue, Université Paris-Dauphine ; Giulia Mensitieri, anthropologue, Université Paris-Nanterre ; Eve Meuret-Campfort, sociologue ; Christine Moisan Boutté, artisan-couturière Fée au Château – secrétaire UNACAC Paris – Idf ; Danièle Obono, députée de Paris, groupe La France insoumise ; Mathilde Panot, députée du Val-de-Marne , Vice-présidente du groupe LFI a l’Assemblée nationale ; Anne-Sophie Pelletier, députée européenne la France Insoumise ; Françoise Picq, l’ANEF ; Roselyne Rollier, présidente Maison des femmes Thérèse Clerc ; Céline Piques, porte-parole, Osez le Féminisme! ; Suzy Rojtman, porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) ; Laurence Rossignol, vice-présidente du Sénat, présidente de l’Assemblée des femmes ; Rachel Silvera, enseignante-chercheuse Réseau de recherche MAGE marché du travail et genre ; Maud Simonet, sociologue, CNRS ; Philippe Sireuil, directeur artistique et général du Théâtre des Martyrs (Bruxelles) ; Sylvie Storme, enseignante et logopède ; Jackie Tadéoni, costumière, fondatrice de Bas les masques France ; Peggy Thomas, metteuse en scène de la FWB (Fédération Wallonie Bruxelles) ; Sophie-Hélène Trigeaud, Dr. HDR en anthropologie-sociologie, membre associée du LADEC Laboratoire d’Anthropologie des Enjeux Contemporains, Université Lyon 2; Thibault Sinay, Union des Scénographes ; Olivia Venet, avocate au barreau de Bruxelles et Présidente de la Ligue des droits humains Belgique

Signez la pétition : http://chng.it/rgZGWsLDzs