Lorsque certains jouent le sociétal contre le social

Le Palais des Nations de Genève

De mémoire d’habitué.e.s de l’OIT, il n’y a jamais eu de séance aussi tendue émotionnellement… Mercredi soir, peu avant minuit, les débats de la commission prennent fin pour cette année et laissent un terrible goût d’amertume. Le groupe patronal et certains gouvernements ont indéniablement joué un jeu mortifère en utilisant les LGBTI pour faire capoter les débats et pénaliser l’adoption, l’année prochaine, d’une norme ambitieuse, portée par le plus grand nombre en matière de lutte contre les violences et le harcèlement sur le lieu de travail.
Tout s’était pourtant déroulé jusque-là, sans anicroche majeure. L’Union Européenne par la voix de la France, déroulait une approche volontaire, progressiste et déterminée à aboutir sur le sujet. Fait suffisamment exceptionnel pour être souligné : le groupe des travailleurs et travailleuses se retrouvait en phase avec la plupart de ses interventions et pouvait s’appuyer sur elle pour gagner sur son propre niveau d’exigences.

Un exemple parmi d’autres : les articles 19 et 20, adoptés après un vif débat opposant d’un côté les employeurs et les USA, de l’autre les travailleurs et les pays d’Amérique Latine, ont abouti à une obligation de protection des travailleurs et travailleuses migrant.e.s, indépendamment de leur statut, ce qui signifie que même les sans-papiers se retrouvent couverts par les garanties apportées par la future convention. L’Union Européenne et les pays africains sont également intervenus en faveur d’une protection des migrant.e.s contre les violences quelque soit leur statut.

Mais à 21h10 : coup de théâtre au Palais des Nations. L’Union Européenne demande à réintégrer la liste longue des groupes vulnérables, dont les LGBTI, qui avaient disparu la veille de la rédaction telle qu’adoptée à l’article 10 (voir notre billet d’hier), dans un passage qui relève de la future recommandation. Si nous soutenions sur le fond cette démarche, sur la forme, elle intervenait à moins de trois heures de la fin des travaux et donnait alors le sentiment aux pays africains et du monde arabe que l’Europe tentait de revenir sur une question déjà traitée la veille, ce qui a été ressenti par ces pays, sans surprise, comme une volonté de passage en force. Le groupe des employeurs et certains pays opposés à l’adoption d’une convention contraignante en ont fait des tonnes, instrumentalisant les LGBTI en annonçant être les seuls à les défendre. Rappelons qu’au début du processus, les employeurs s’opposaient à un traitement spécifique des violences faites aux femmes ! L’odieuse manipulation a ainsi fonctionné : l’ensemble des pays africains ont quitté la salle en menaçant de se détourner définitivement de la perspective d’une adoption de cette future norme lors de la conférence du centenaire en 2019. Or, pour être adoptée, une norme doit être votée par une majorité qualifiée des deux-tiers. Avec la perte de 54 pays africains et potentiellement, de dizaines d’autres, les employeurs atteignaient leur objectif initial de torpiller la perspective même d’adoption d’une norme dont ils ne voulaient pas, comme le démontrent les questionnaires renvoyés avant le démarrage des travaux de la conférence.

La brillante intervention de Mary Clarke, porte-parole du groupe des travailleurs. et travailleuses a marqué la séance par sa hauteur de vue. Dénonçant le procès scandaleux fait au groupe des travailleurs qui défendait le compromis de la veille, elle a rappelé le combat des organisations syndicales contre toutes les discriminations, et notamment le sien, femme, noire, canadienne. Elle a ensuite interpellé les gouvernements occidentaux très en verves pour donner des leçons à la terre entière, rappelant au gouvernement canadien qu’il y a moins de 30 ans au Canada, les homosexuel.les étaient encore condamné.e.s à de la prison. L’homogénéité, la détermination et la solidarité du groupe travailleurs.ses, rassemblant plus de 100 nationalités mais refusant autant le relativisme culturel sur les droits humains que l’impérialisme des pays développés, sera déterminant pour renouer les fils brisés ce soir et faire revenir tous les pays à la table des négociations.

Seul point positif dans l’immédiat : nous sommes en droit de demander immédiatement l’ouverture de négociations pour que cessent les discriminations administratives dont souffrent les transgenres et les intersexués dans notre pays. En effet, compte tenu des déclarations de la France prononcées au nom de l’UE, nous exigeons, conformément aux résolutions 2048 et 2191 du Conseil de l’Europe, que le juge cesse d’être l’autorité statuant sur les procédures de changement de sexe des personnes transgenres et intersexuées qui ne se conforment pas à leur assignation de genre par l’Etat civil.
Demain, nous reviendrons sur la nature des conclusions qui seront soumises vendredi matin à l’adoption de la conférence.